Vivre en bien-aimé

13 janvier 2010

Extraits de « Lettre à un ami sur la vie spirituelle »

« Au moment où Jésus sortait de l’eau, il vit les cieux s’ouvrir et l’Esprit Saint descendre sur lui comme une colombe. Et il entendit une voix venant des cieux : Tu es mon fils bien aimé ; je mets en toi toute ma joie »

Au cours des dernières années, un mot a émergé des profondeurs de mon cœur. C’est le mot « bien-aimé » et je suis convaincu qu’il m’a été donné pour toi et tes amis. Comme chrétien, j’ai d’abord entendu ce mot dans le récit du baptême de Jésus de Nazareth : « Au moment où Jésus sortait de l’eau, il vit les deux s’ouvrir et l’Esprit Saint descendre sur lui comme une colombe. Et il entendit une voix venant des deux : Tu es mon fils bien aimé ; je mets en toi toute ma joie ». [...]

Le plus beau cadeau que mon amitié puisse te faire est celui de t’aider à prendre conscience que tu es aimé. Ce cadeau, je peux te l’offrir uniquement si je l’accepte pour moi-même. N’est-ce pas cela l’amitié : nous offrir l’un à l’autre le cadeau de notre condition de bien-aimés ?

Les deux voix

Oui, il y a cette voix, la voix qui vient d’en haut et de l’intérieur, et qui murmure doucement ou proclame fort : « Tu es mon bien-aimé, en toi je mets toute ma joie ». Il n’est certes pas facile d’entendre cette voix dans un monde rempli de voix qui crient : « Tu n’es pas bon ; tu es laide ; tu ne vaux rien ; tu es méprisable ; tu es insignifiant... à moins que tu n’arrives à prouver le contraire ! » Ces voix négatives sont si fortes et si persistantes qu’il est facile de les croire. C’est le grand piège, le piège de se déprécier soi-même. Au fil des ans, j’en suis venu à prendre conscience que le plus grand piège, dans notre vie, n’est ni le succès, ni la popularité, ni le pouvoir, mais l’autocritique destructrice. [...]

Lorsque nous en sommes venus à croire aux voix qui affirment que nous sommes sans valeur et non aimables, le succès, la popularité et le pouvoir sont facilement perçus comme des solutions attirantes. [...]

Tu te crois peut-être davantage tenté par l’arrogance que par la dépréciation de toi-même. Mais l’arrogance n’est-elle pas, en fait, l’envers de la dépréciation de soi ? N’est-ce pas se mettre sur un piédestal pour éviter d’être vu tel que toi, tu te vois ? [...] L’arrogance et la dépréciation de soi nous attirent toutes deux hors de la réalité de l’existence et font de nous des personnes très difficiles à rejoindre. Je sais très bien que derrière mon arrogance se cache beaucoup de doute sur moi-même, tout comme il y a beaucoup d’orgueil caché dans mon auto-dépréciation. [...] La dépréciation de soi est le plus grand ennemi de la vie spirituelle parce qu’elle vient en contradiction avec la voix qui nous dit : « Tu es mon bien-aimé ». Être le bien-aimé est la vérité centrale de notre existence. [...]

Entendre la voix du Père :

« Tu es mon bien-aimé »
Cette voix a toujours été là, mais on dirait que j’étais toujours plus empressé à écouter les autres voix, plus fortes celles-là, qui disent : « Prouve-nous que tu vaux quelque chose ; fais quelque chose de significatif, de spectaculaire ou de puissant, ensuite, tu auras mérité l’amour que tu désires tant ». Entre-temps, la voix douce qui parle dans le silence et la solitude de mon cœur restait présente, sans que je l’entende, ou du moins sans qu’elle réussisse à me convaincre.

Cette douce voix qui m’appelle le bien-aimé vient à moi de diverses façons. Mes parents, mes amis, mes professeurs, mes étudiants et les nombreux étrangers qui ont croisé ma route l’ont tous fait retentir dans différentes tonalités [...] mais, pour une raison ou pour une autre, tous ces signes d’amour n’étaient pas suffisants pour me convaincre que j’étais aimé.

Derrière toute ma confiance en moi, apparemment solide, une question demeurait : « Si tous ces gens qui me comblent de tant d’attentions pouvaient me voir et me connaître tel que je suis vraiment, au plus profond de moi, est-ce qu’ils m’aimeraient encore ? » Cette question angoissante, enracinée dans mon ombre intérieure, ne cessait de me persécuter et me faisait éviter ce lieu où la douce voix qui m’appelle son bien-aimé se fait entendre. [...]

N’espères-tu pas, comme moi, qu’une personne, une chose ou un événement viendra te donner ce sentiment ultime de bien-être intérieur que tu désires ? N’espères-tu pas souvent que ce livre, cette idée, ce voyage, cet emploi, ce pays ou cette relation, comble ton plus grand désir ? Mais tant que tu attends ce mystérieux moment, tu continues de courir comme un dératé, toujours angoissé et agité, plein de concupiscence et de colère, jamais complètement satisfait. Tu sais que c’est cette compulsion qui nous garde sans arrêt occupés, mais qui en même temps, nous fait nous demander si à long terme nous y gagnons quelque chose. C’est le chemin qui mène au surmenage et à l’épuisement spirituel. C’est le chemin qui mène à la mort spirituelle.

Aimé, dès le commencement

Eh bien, ni toi ni moi n’avons à nous tuer à la tâche. Nous sommes bien-aimés. Longtemps avant que nos parents, nos professeurs, nos conjoints, nos enfants et nos amis, nous aient aimés ou blessés, nous étions profondément aimés. Voilà la vérité ultime de notre vie. [...]

Si j’écoute cette voix avec grande attention, j’entends en moi des mots qui disent : « Je t’ai appelé par ton nom depuis les commencements. Tu es à moi et je suis à toi. Tu es mon bien-aimé, j’ai mis en toi toute ma joie. Je t’ai formé des profondeurs de la Terre et je t’ai tissé dans le sein de ta mère. J’ai gravé ton nom dans les paumes de mes mains, et je t’ai caché sous l’ombre de mes bras amoureux ».

Je te regarde avec une infinie tendresse et je prends soin de toi, plus encore qu’une mère prend soin de son enfant. J’ai compté chaque cheveu de ta tête et j’ai guidé chacun de tes pas. Où que tu ailles, je vais avec toi. Où que tu reposes, je suis là. Je te donnerai une nourriture qui comblera toutes tes faims et étanchera toutes tes soifs. Je ne te cacherai pas mon visage. [...] Rien ne pourra jamais nous séparer. Nous sommes un ".

Chaque fois que tu écoutes avec attention la voix qui t’appelle bien-aimé, tu découvres en toi un désir de l’écouter encore plus longtemps et plus profondément. C’est comme découvrir un puits dans le désert. Une fois que tu as touché le sol humide, tu veux creuser toujours plus profond. [...]

Cher ami, être le bien-aimé est à la fois le point de départ et l’accomplissement de la vie spirituelle. Devenir bien-aimé, c’est laisser notre condition de bien-aimé s’incarner pleinement dans tout ce que nous pensons, disons ou faisons. Cela suppose un long et pénible processus d’appropriation ou, mieux encore, d’incarnation. Tant que « être bien-aimé » demeure une belle pensée ou une noble idée suspendue au-dessus de ma vie, m’empêchant d’être déprimé, rien ne change véritablement.

Ce qu’il me faut, c’est devenir bien-aimé dans les lieux communs de mon existence quotidienne et, petit à petit, réduire l’écart qui existe entre ce que je sais de moi (je suis aimé) et les nombreuses réalités de ma vie concrète. Devenir bien-aimé, c’est faire entrer la vérité qui m’a été révélée dans la banalité de mes pensées, de mes paroles et de mes actions, d’heure en heure. [...]

Vivre en bien-aimé

Qu’en est-il de notre désir de faire carrière, de nos espoirs de réussite et de gloire, et de notre rêve de nous bâtir une réputation ? Ces aspirations s’opposent-elles à la vie spirituelle ? [...]

Le grand combat, pour toi, n’est pas de quitter le monde, de rejeter tes ambitions et tes aspirations ou de mépriser l’argent, le prestige ou la réussite, mais bien de reconnaître ta réalité spirituelle et de vivre dans le monde comme quelqu’un qui n’appartient pas au monde. [...]

Le changement dont je parle est le passage d’une vie vécue comme un test pour prouver que tu mérites d’être aimé, à une vie vécue comme un « oui » ininterrompu à la réalité de ton identité de bien-aimé.

En termes plus simples, la vie est une occasion que Dieu nous donne de devenir qui nous sommes, de reconnaître notre véritable identité spirituelle, notre réalité, de nous approprier et d’intégrer la réalité de notre être, mais, surtout, de dire « oui » à Celui qui nous appelle ses bien-aimés. [...]

Naître et grandir, quitter la maison et trouver une carrière, être couvert d’éloges et être rejeté, marcher et se reposer, prier et jouer, tomber malade et être guéri - oui, vivre et mourir - deviennent des expressions de cette question divine : « M’aimes-tu ? » Et à chaque moment nous avons le choix de répondre oui ou non.

La vie unifiée de l’enfant de Dieu

Lorsque tu arrives à entrevoir cette vision spirituelle, tu constates que les nombreuses distinctions si importantes dans ta vie quotidienne perdent leur sens. Lorsque la joie et la douleur sont toutes deux des occasions de dire oui à notre identité d’enfants bien-aimés de Dieu, elles sont alors plus semblables que différentes. Lorsque la réception d’un prix et l’expérience de notre manque d’excellence nous offrent toutes deux la chance d’affirmer notre vraie identité comme bien-aimés de Dieu, ces expériences sont plus semblables que différentes.

[...] Finalement, lorsque vivre et mourir nous rapprochent tous deux de la pleine réalisation de notre individualité spirituelle, ils ne sont plus de grands opposés, comme voudrait nous le faire croire notre monde ; ce sont plutôt les deux côtés du même mystère de l’amour de Dieu.

Vivre la vie spirituelle, c’est considérer la vie comme un tout unifié. [...]
Selon cette vision, la mort n’est plus l’ultime défaite. Au contraire, elle devient le « oui » final et le grand retour là où nous pouvons le mieux devenir enfants de Dieu.


Père Henri Nouwen (1932-1996)

Prêtre catholique ayant œuvré auprès de personnes

handicapées à l’Arche de Toronto

*tiré du livre « Chemins de passion, chemins du monde »

composé de quatre éléments dont « Lettre à un ami…….. »

(Henri Nouwen. - Bayard )